Dans la fabrique du “Bureau des légendes” | Les Inrocks


This article delves into the making of the acclaimed French espionage series, 'Le Bureau des légendes,' highlighting the challenges and creative process involved in its production.
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Le Bureau des légendes est, dans le microcosme des séries françaises, celle qui se rapproche sans doute le plus des modèles anglo-saxons. Du showrunner Eric Rochant à la réalisatrice Pascale Ferran en passant par la coscénariste Camille de Castelnau, rencontre avec les protagonistes d’une aventure qui serait difficilement reproductible sans eux.

“C’est une torture.” Après quelques mois d’écriture de la nouvelle saison du Bureau des légendes, Eric Rochant exprimait frontalement sa difficulté à imaginer dix nouveaux épisodes de sa virtuose série d’espionnage située à la DGSE. Principe désirable et anxiogène : plus une série est vieille, plus elle est potentiellement belle, mais difficile à garder vivante. Dans une salle de réunion brejnévienne du siège du PCF place du Colonel-Fabien, alors que le travail est (momentanément) terminé, le réalisateur d’Un monde sans pitié confirme : “Chaque année, c’est plus difficile, parce qu’on a brûlé tous nos vaisseaux. On n’en garde jamais sous le pied, ce qui implique une fatigue physique et psychique exponentielle. A un moment donné, on se dit qu’on est là pour faire des boîtes de conserve : on est une machine à débiter du Bureau des légendes.”

Présente depuis les débuts en 2015, sa numéro deux, la scénariste Camille de Castelnau, souffle dans la même direction : “Malgré les apparences, écrire cette série relève de l’artisanat. C’est bordélique. Angoissant. Nous y passons le temps nécessaire. On a un cimetière d’idées – et même de séquences – bien rempli… A l’échelle de la série, il y a beaucoup plus de scènes mortes que de survivantes…” La trentenaire éclaire l’enjeu spécifique à cette nouvelle saison. “Dans les saisons 2 et 3, nous avions un héritage venu des précédentes : on était obligé de traiter un agent double, puis la captivité de notre personnage principal chez Daech. Au début de la saison 4, Malotru a disparu dans la brume, Marina Loiseau est rentrée de Bakou. Le défi était de tout créer dramaturgiquement, ce qui explique des louvoiements ou des errements.”

Des standards à l’américaine

Le paradoxe d’une bonne série – cet art de revenir constamment au même lieu en empruntant des chemins différents – tient à ce que la souffrance ne doit jamais se voir. La nouvelle saison du “Bureau” forme la même ligne claire que ses devancières, projetant cette fois son héros traître et amoureux vers la Russie, plongeant dans les arcanes de la cyberguerre mondiale, avec un détour par la Syrie à la recherche de jihadistes français. Les épisodes glissent comme l’eau d’une rivière fraîchement arrosée par la pluie. Tout paraît sans doute normal aux spectateurs et aux spectatrices habitué.e.s à recevoir des escadrons de fiction à échéance régulière, venus des Etats-Unis. Sauf qu’en France, la performance de la série de Canal+ tient de l’exploit. Quatre saisons en trois ans et des poussières – avec une cinquième déjà en route – en maintenant cette qualité, cela ne s’était quasiment jamais vu sous nos latitudes.

Avec son producteur Alex Berger, le créateur avait prévu le coup. Le Bureau des légendes a inscrit dans ses gênes cette ambition de reproduire la rythmique et la régularité anglo-saxonnes. Fabriquer des “boîtes de conserve”, Rochant l’a donc voulu. “Je savais que les week-ends et les vacances deviendraient une chimère. Avec Alex Berger, nous étions allés rendre visite à Todd Kessler, le showrunner de Damages, dans ses studios à Brooklyn. Un lit était installé dans son bureau. Alors qu’il remportait des Emmy Awards, il ne profitait de rien, déjà dans la nasse à cause de l’écriture de la nouvelle saison. Il n’avait pas de vie. J’ai compris qu’on ne pouvait pas faire autrement.” Camille de Castelnau reprend la balle au bond : “Eric non plus n’a plus de vie. Au fond, la série parle beaucoup de cela, de l’engagement dans le travail, de la difficulté à concilier une existence harmonieuse avec un boulot très engagé et exigeant. Faire les choses bien, ça coûte. C’est pour ça que c’est sa série et qu’il est irremplaçable.”

“En France, on sépare l’Eglise de l’écriture de l’Etat de la réalisation. Le système a été hérité de la Nouvelle Vague, où le réalisateur est le patron. Nous, c’est exactement le contraire : les écrits priment pour tout le monde” Alex Berger, producteur

Eric Rochant occupe la fonction pivot et chronophage de showrunner, c’est-à-dire d’homme-orchestre impliqué dans toutes les étapes créatives, de l’écriture au casting en passant par les décors, les costumes, une partie de la réalisation, le montage… Arrivé cette saison, le scénariste Olivier Dujols résume son impression : “C’est comme Kevin Mayer, le décathlonien qui a battu le record du monde. Il est bon partout.” Mais au commencement se trouve le verbe, comme l’explique le producteur franco-américain Alex Berger. “En France, on sépare l’Eglise de l’écriture de l’Etat de la réalisation. Le système a été hérité de la Nouvelle Vague, où le réalisateur est le patron. Nous, c’est exactement le contraire : les écrits priment pour tout le monde.”

Rochant est allé jusqu’à reproduire certains usages – notamment autour des salles d’écriture et de leur hiérarchie – formalisés par la guilde des auteurs hollywoodiens. Onze autres scénaristes sont crédités au générique de cette quatrième saison, mais Rochant et/ou Camille de Castelnau finalisent tous les textes. “Nous sommes parfois en salle d’écriture, mais la plupart du temps, on travaille virtuellement avec chacun sa couleur dans un Google Doc, raconte Olivier Dujols. Cela crée une dynamique permanente : on peut discuter à 23 heures ou minuit. C’est un sacerdoce pour Eric, qu’il a tendance à vouloir communiquer aux gens avec qui il travaille, ce que je comprends. A tous les niveaux, j’ai eu l’impression de retourner en classe prépa : la difficulté, l’investissement…”

“On ne peut pas être à moitié sur cette série”

L’obsession de Rochant pour les détails fait souvent mouche. Florence Loiret Caille (Marie-Jeanne) raconte que pour elle “l’expérience LBDL” est fondée sur son rapport avec le showrunner. “Il est tellement obsédé par la maîtrise que nous sommes dans le même état. Il y a une exigence, une peur du contresens. On ne peut pas être à moitié sur cette série. Ça devrait être tout le temps comme ça, mais en réalité c’est très rare. Au cinéma, ça m’est peu arrivé, à part avec Claire Denis.” L’actrice raconte qu’une scène de réunion de crise a été retournée après visionnage des rushes par le créateur, parce qu’elle avait regardé deux de ses collaborateurs en répondant à la question de l’un d’eux. “Dans ces circonstances, une cheffe ne doit s’adresser qu’à une personne.”

Mathieu Amalric a beau être arrivé pour cette quatrième saison avec son statut majeur dans le cinéma français – il incarne JJA, un “méchant” critiquant la clémence de la DGSE avec Malotru –, l’acteur a immédiatement pris ce pli. “J’aime les gens habités et Rochant est habité, à tous les niveaux. Tu rentres dans un groupe très fort. En tant que nouveau, je suis allé à toutes les lectures de scénario, même celles qui ne me concernaient pas, pour attraper quelque chose. C’était une forme d’immersion, j’y pensais tout le temps. J’avais mon texte sous le bras, comme pour un film de Desplechin et des frères Larrieu où c’est si merveilleusement écrit qu’il ne faut pas toucher. Nous sommes dans l’obsession d’un homme qui diffuse son poison à tout le monde, à Camille de Castelnau, à sa famille puisqu’il monte avec sa femme (Pascale Fenouillet – ndlr). Sa fille Capucine écrit, une autre parle russe et nous a aidés… En même temps, il est très secret.” Le secret est comme une évidence qui infuse tout. Pendant la troisième saison, le tournage au Maroc a eu lieu sous nom de code, pour raisons de sécurité. “J’étais sous pseudo à l’hôtel, nous l’étions tous, chuchote Florence Loiret Caille. Je me souviens de mon nom mais je ne vous le dirai pas. C’est Eric Rochant qui l’a choisi.”

Si Le Bureau des légendes parle du monde tel qu’il va mal (beaucoup) et de son créateur (à la folie), il révèle aussi en creux les mutations du cinéma français et son rapport aux séries. Dans les premières saisons, le créateur a fait appel à de jeunes réalisateurs et réalisatrices venus du cinéma d’auteur, notamment Hélier Cisterne, Mathieu Demy et Laïla Marrakchi. Seule cette dernière est présente cette année, où Rochant a fait appel à Pascale Ferran pour coordonner la réalisation. Une première en quatre saisons, et surtout une forme de retour aux sources. César du meilleur film en 2007 grâce à Lady Chatterley, la réalisatrice connaît Eric Rochant depuis l’Idhec (école de cinéma parisienne, ancêtre de la Fémis), qu’ils ont fréquentée ensemble au début des années 1980.

Le trio infernal Desplechin-Ferran-Rochant

“Il y a eu un trio infernal, on était les plus jeunes et sans doute les plus jeunes cons qu’on puisse imaginer : Arnaud Desplechin, Eric Rochant et moi, raconte Ferran. On allait au cinéma quatre soirs par semaine, on mangeait dans les fast-foods. Il y a eu vraiment deux ans où j’ai eu l’impression de naître au cinéma, dans la pratique, avec eux deux. On faisait des exercices de cadre, on discutait de films tout le temps. Eric ne parlait à peu près que de cinéma américain, moi à peu près que de cinéma français, et Arnaud oscillait entre les deux… On avait 20 ans et on s’est trouvés.”

Les discussions ont continué sur cette quatrième saison, mais dans le concret d’un travail quotidien étalé sur plusieurs pays (France, Maroc, Ukraine). “J’avais besoin d’une personne avec un rapport fort aux acteurs et une intelligence du texte”, explique Rochant, ravi de retrouver son amie de trente-cinq ans. “J’y ai vu quelque chose d’irrésistible, raconte Ferran : me mettre au service d’une série que j’ai aimée comme spectatrice et retrouver ce rapport amical avec Eric.”

“Il y a dans les épisodes que j’ai réalisé des passages que je n’ai pas tournés et c’est super ! On peut passer d’un moment classique dans un bureau à un autre plus énergique à l’étranger, l’épisode se nourrit du fait que ce n’est pas réalisé par la même personne” Pascale Ferran

Même si le showrunner gardait le dernier mot, la réalisatrice a participé au suivi des repérages, des décors, des costumes, des maquillages, des accessoires, tout en chapeautant les autres réalisateur.trice.s. “Mon premier gros travail ? Devenir une éponge, par des discussions nourries avec Eric. Pour répondre aux 250 questions qu’on me posait chaque jour, il fallait une connaissance intime, pas seulement des scénarios, mais de ce qu’il y a entre les lignes, l’implicite de chaque séquence.”

Ferran a également réalisé deux épisodes, même si le terme est inapproprié ici. En général, un épisode du Bureau des légendes contient des scènes tournées par plusieurs réalisateur.trice.s – jusqu’à cinq différent.e.s – et les comédien.e.s sont considéré.e.s comme les vrai.e.s propriétaires de leurs personnages. “C’est presque de l’ordre de l’utopie, cela enlève la position de démiurge du réalisateur, que je n’ai pas envie de revendiquer, indique Pascale Ferran. L’obsession se situe ailleurs, dans le souci permanent de la mise en scène, à travers une forme de sobriété et de précision. Chaque plan est un vrai plan. Il y a dans les épisodes que j’ai réalisé des passages que je n’ai pas tournés et c’est super ! On peut passer d’un moment classique dans un bureau à un autre plus énergique à l’étranger, l’épisode se nourrit du fait que ce n’est pas réalisé par la même personne.”

“Un imposant trimaran”

Pour décrire la série, l’image du paquebot qu’il faudrait mener chaque année à bon port est tentante. Mais Mathieu Amalric tique un peu devant la métaphore. “L’échelle peut faire penser à un paquebot, surtout avec ces plateaux qui turbinent en même temps dans des pays différents. Sauf que ce bateau a la capacité de changer de bord. Rochant diffuse un truc de lutin, il joue beaucoup sur le plaisir. Si on retourne une scène, c’est pour de bonnes raisons. Pour moi, Le Bureau des légendes serait plutôt un imposant trimaran qui peut virer à toute vitesse. Il n’y a pas de moteurs, ce n’est pas régulier et d’autant plus intéressant.”

Pour parvenir à cette forme de souplesse rigoureuse, comment imaginer faire sans le créateur ? L’épuisement et l’envie d’ailleurs – un autre projet, sur la naissance des oligarques russes – guettent Eric Rochant depuis longtemps. “Cette année, Eric a voulu partir, admet même Camille de Castelnau. Il a tenté de trouver des scénaristes qui pouvaient devenir showrunners à sa place, mais il n’a pas été totalement satisfait de l’expérience et des écrits qui lui ont été proposés”, précise le producteur Alex Berger. Difficile de ne pas penser à la réplique amère de Michael Corleone dans Le Parrain 3 : “Je pensais m’en être sorti et ils m’y ont ramené.”

L’intéressé essaie d’imaginer encore sa liberté. “J’ai voulu prendre de la distance cette année, et j’ai constaté que si je prenais trop de distance, le truc ne se ferait pas, tout simplement. Pendant très longtemps, je pensais que je pouvais transmettre cette série. Kassovitz et Camille de Castelnau me disaient que c’était impossible, mais je croyais que si. Je le crois toujours. Si je la donnais à Jacques Audiard, il aurait la capacité de le faire. Peut-être que ça l’intéresse ? S’il a envie de reprendre Le Bureau des légendes avec son scénariste Thomas Bidegain, je leur donne, ce serait génial. Dites-leur : c’est sur le marché ! (rires)”

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