Un vent de fronde souffle sur le Campus créatif de Baud-Chardonnet, à Rennes, un ensemble de béton les pieds dans la Vilaine, emblématique de ce nouveau quartier. Depuis 2019, le lieu regroupe trois écoles supérieures d’art hors contrat : l’Iffdec, l’Esma (ex-ETPA) et Pivaut. Toutes sont dans le giron de la société montpelliéraine Icônes, un mastodonte de la formation, qui a annoncé la construction d’un autre campus, à côté de la gare de Rennes, en 2027 (une enquête parue dans Le Mensuel de Rennes d’avril, en kiosque demain, vendredi 4 avril).
Le Mensuel de Rennes
Magazine curieux et (im)pertinent !
DécouvrezEn attendant, sur l’actuel campus de Baud-Chardonnet, 530 étudiants apprennent aussi bien l’architecture que l’animation 3D et le jeu vidéo, encadrés par cinquante professeurs. Or une ambiance délétère semble plomber ce « cadre exceptionnel », promu par la communication du campus. Pour quelles raisons ? Le 28 janvier 2025, une enquête de La Dépêche du Midi paraît à l’occasion de la condamnation du groupe aux Prud’hommes, après le licenciement d’une salariée de l’Esma-ETPA Toulouse. Le journal pointe des méthodes qui seraient à l‘œuvre dans certains établissements du réseau Icônes. « Souffrance, management toxique, harcèlement, non-respect de la législation sur le travail : ces mots reviennent tout au long des témoignages égrainés par d’anciens salariés », écrivent-ils.
Rennes connaît-elle des problèmes similaires ? Le campus breton n’en est pas là mais des témoignages concordants recueillis par Le Mensuel révèlent un mal-être chez les profs et les élèves. Ils décrivent un rapport conflictuel avec leur direction. Ou encore le manque de débouchés à la sortie de la formation, malgré des frais de scolarité en hausse (jusqu‘à 7 780 € par an).
Julie* a été recrutée en 2021 par une filiale du groupe Icônes comme chargée de communication sur le campus rennais. Rapidement, elle se sent débordée par les demandes qu’elle estime sans rapport avec son poste. En plus des réseaux sociaux, « j’étais chargée de l’organisation de la fête d’Halloween, du pot de fin d’année, de la remise des diplômes, d’un Ciné-club… », détaille-t-elle. Suite à une triple fracture en 2022, elle est placée en arrêt plusieurs mois. Pendant la convalescence, « on m‘a fait comprendre qu’il fallait que j’accepte une rupture conventionnelle assortie de 2 000 €. Si je revenais en poste, ce serait “difficile”. » Elle refuse. Son employeur la licencie « pour insuffisance professionnelle ». Julie porte l’affaire aux Prud’hommes. La juridiction rennaise rendra son délibéré le 24 avril.
Les contentieux devant les Prud’hommes font partie de la vie normale d’une entreprise
Ce contentieux est-il un cas isolé ou le symptôme d’un problème plus large ? La direction de l’école « ne peut s‘exprimer sur des procédures en cours de traitement par les juridictions compétentes » mais ajoute que, si « les contentieux devant les Prud’hommes font partie de la vie normale d’une entreprise (…) ils demeurent néanmoins exceptionnels : en cinq ans, cette procédure est la première dans laquelle nous sommes impliqués. »
Pierre*, enseignant, affirme, lui, que « beaucoup de professeurs songent actuellement à démissionner ». Ce que confirme son collègue Matthieu*, qui a lui-même perdu toute motivation : « À l’Esma, la moitié des professeurs veut partir », assure-t-il. Les raisons ? « Il n’y a pas de coordination par matière. On nous dit juste “tu enseignes ça et tu utilises tel outil”. Il n’y a pas de cohérence des programmes d’année en année. Nous sommes livrés à nous-mêmes. Absence de conseil de classe, manque de réunions pédagogiques… », Matthieu estime aussi qu’il y a « une économie manifeste sur le nombre d’heures de cours prodiguées aux étudiants. Elles diminuent d’année en année, à échelon égal ». Un de ses collègues, Jacques*, abonde : « Nous signons des avenants chaque année avec moins d’heures que les années précédentes, sans même un rendez-vous pour en discuter. »
Globalement, les professeurs interrogés se plaignent de salaires trop bas par rapport au temps nécessaire pour enseigner la matière. En septembre, l’annonce que les heures de forfait (participation aux jurys…) ne seraient payées qu’à la fin de l’année, alors que les absences sont, elles, retranchées sur le mois en cours, aurait provoqué un tollé. « Quand on se plaint, explique Matthieu, la direction nous reproche un manque de motivation ou de loyauté. »
Résultat, selon les sources interrogées : du découragement et un important turnover dans les équipes d’enseignement. « Rien qu’à l’Esma, il y a eu quatre professeurs d’infographie 2D différents depuis 2019, détaille un salarié. Une seule personne est restée depuis le rachat. Cela ne permet pas de consolider les programmes et la pédagogie. »
Les témoignages recueillis auprès d’étudiants et de personnels sur le campus de Baud-Chardonnet concordent pour décrire une dégradation des conditions de formation depuis le rachat des trois écoles par Icônes, entre 2018 et 2019.
Marc*, un ancien élève, avait commencé sa formation en game design lorsque son école est passée sous le pavillon Icônes en 2019. « Soudain, les cours ont changé, on s’est mis à faire de la programmation et de la 3D. C’était intéressant, mais ce n’était pas pour ça qu’on s’était engagé. Pendant un an, l’établissement a aussi cessé de payer les coûteuses licences des logiciels Adobe. On ne pouvait plus utiliser Photoshop ou Illustrator. À la place, ils nous ont formés sur d’autres logiciels beaucoup moins chers… mais peu utilisés dans l’industrie. » L’école a fini par réintégrer les logiciels d’origine.
J’ai le moral dans les chaussettes. Mais j’ai mis tellement de temps, d’argent et de volonté…
Paul, étudiant à l’Esma, s’avoue « complètement déprimé ». « J’ai le moral dans les chaussettes, confie-t-il. Mais j’ai mis tellement de temps, d’argent et de volonté ici que je me vois mal m’arrêter. » Paul se dit perdu dans les programmes. « On a l’impression que l’école se réoriente vers l’art, avec des cours de dessin fondamental et 3D et la suppression de certaines matières. Le professeur de game design est parti brusquement et n’a pas été remplacé alors que c’est une matière centrale. On se sent seuls et on perd notre motivation. »
L’évolution des formations ? Le turnover des enseignants ? Les profs et les élèves se disant perdus ? La direction se veut rassurante. « Nos établissements dispensent des formations de haut niveau reconnues dans le secteur des industries créatives, explique-t-elle. Ainsi, lorsque des professeurs, pour des raisons variées, peuvent être amenés à être remplacés, ils le sont au plus vite. À Rennes, un professeur de game design est par exemple parti en cours d’année et a été remplacé sans aucun jour de carence, une passation de quinze jours ayant même eu lieu entre les deux enseignants. » Et le mal-être qui s’exprime ? « Nous sommes très concernés par le bien-être de nos étudiants, assure la direction. Des conseils de la vie étudiante réunissant des étudiants, des professeurs et des responsables pédagogiques sont en train d’être mis en place pour recevoir les doléances des étudiants et y répondre. Depuis de longues années, chaque étudiant est reçu au moins deux fois par an par un référent pédagogique pour être accompagné. Déterminés à aller plus loin, nous étudions actuellement une nouvelle série de mesures – un audit est d’ailleurs en cours — pour améliorer le bien-être de nos étudiants comme de nos salariés. Les conclusions du cabinet devraient être rendues d’ici la fin avril. Des mesures complémentaires seront prises au même moment. »
La plupart des anciens élèves de cette filière que je connais ne travaillent pas dans le jeu vidéo, voire ne travaillent pas du tout.
Élèves comme professeurs s’inquiètent aussi sur les perspectives professionnelles réelles en sortie de cursus. Les chiffres mis en avant par les écoles sur Internet semblent « disproportionnés » par rapport à leurs observations, estiment nos sources. Ils sont du reste peu clairs.
Dans sa rubrique « À propos », l’Iffdec affiche un taux d’insertion professionnelle de 86 % mais les petites lignes indiquent qu’il ne concerne que les designers en architecture d’intérieur. Sur une autre page, l’insertion tombe à 78 % pour 2020, sans autre précision.
L’école Pivaut vante une réussite à la certification de 100 % et une insertion globale dans l’emploi à deux ans de 79 %, en mélangeant différents campus et années de promo.
L’Esma s’enorgueillit des « success-storys » de ses ex-étudiants : « Chaque année, environ 230 diplômés rejoignent les plus grands studios d’animation et d’effets spéciaux de la planète… » Les exemples cités sont pourtant bien peu nombreux par année de promotion. Beaucoup sont issus du campus historique de Montpellier.
La formation jeu vidéo affiche 100 % de taux de réussite et 81 % d’insertion dans l’emploi à six mois. Un miracle dans cette industrie au marché de l’emploi sinistré. Or quand Matthieu en discute avec ses collègues profs, il s’étonne : « La plupart des anciens élèves de cette filière que je connais ne travaillent pas dans le jeu vidéo, voire ne travaillent pas du tout. »
Jean*, actuellement en réorientation, compte parmi eux. « Je vois bien, que ce soit ceux de ma promo comme ceux des autres que j’ai côtoyés, c’est catastrophique en termes d’employabilité. Sur 40 étudiants, ceux qui ont trouvé un emploi dans le milieu se comptent sur les doigts d’une main. » Marc s’interroge également : « Ceux de ma promo sont soit sans emploi soit avec un job alimentaire. Je ne connais qu’une personne qui travaille dans le jeu vidéo. »
Le groupe Icônes défend ses statistiques établies « sur une base très scientifique, utilisée pour rendre compte à France compétence de la qualité de nos formations ». Mais reconnaît que « pour les deux dernières années, la crise traversée par notre secteur – comme d’autres — ralentit la première embauche de nos étudiants. »
* Toutes les sources sollicitées ont demandé que leur nom soit modifié et que certains détails, susceptibles de les identifier, soient tus, par crainte pour leur carrière ou leur cursus.
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