A perte de vue, des drapeaux rouge et blanc, se mêlant à ceux de l’Union européenne. La Pologne n’avait plus connu de manifestations aussi massives depuis la fin du communisme. Dans les rues de Varsovie, ils étaient près de 500 000, début juin, à défiler contre les ultraconservateurs au pouvoir. Puis, le 1er octobre, une immense foule d’un million de personnes selon les organisateurs - de 600 000 à 800 000 d’après le site d’information indépendant Onet.pl – a marché dans les rues de la capitale, dans l’espoir d’un changement politique lors des élections législatives du 15 octobre.
A leur tête, heureux d’avoir obtenu une telle mobilisation, Donald Tusk. "La démocratie meurt en silence, a lancé de son estrade le chef du principal parti d’opposition, la Plateforme civique (PO). A compter d’aujourd’hui, il n’y aura plus de silence." Depuis son retour officiel sur la scène politique polonaise en 2021, l’ancien Premier ministre est en mission, à 66 ans, pour ce qui apparaît comme son dernier combat : chasser du pouvoir le parti Droit et justice (PiS) et mettre un terme aux nombreuses atteintes à l’Etat de droit dont ces nationalistes se sont rendus coupables.
"Le PiS a pris le contrôle politique de la plupart des institutions du pays, en particulier de l’appareil judiciaire, rappelle Piotr Buras, directeur du bureau polonais du Conseil européen pour les relations internationales. Cela s’apparente en réalité à un coup d’Etat, mais qui n’apparaît pas comme tel parce qu’il s’est fait au fil des années, grâce à leurs victoires aux législatives de 2015 et 2019. Si Donald Tusk ne parvient pas à les battre, les institutions démocratiques seront dévastées pour des années, avec un PiS quasiment inamovible des structures étatiques." Une ambition revendiquée par leur leader, Jaroslaw Kaczynski : "Cette fois, personne ne nous arrêtera !"
L’affrontement entre cet homme de 74 ans, célibataire et peu ouvert sur le monde, et le libéral Donald Tusk structure la vie politique polonaise depuis le début du siècle. Battu par Lech Kaczynski (le frère jumeau de Jaroslaw) lors de la présidentielle de 2005, Tusk avait pris une revanche éclatante deux ans plus tard en remportant les élections législatives, succédant comme Premier ministre à Jaroslaw. Le décès tragique de Lech en 2010, dans un accident d’avion ayant décapité une partie de l’appareil d’Etat polonais, au retour d’une visite en Russie a marqué un point de rupture. Le frère, meurtri, à rebours de l’enquête officielle, a toujours considéré que Tusk, avec Vladimir Poutine, avait joué un rôle dans ce crash.
Leur rivalité a depuis viré à une haine viscérale, Kaczynski qualifiant publiquement Tusk de "personnification du mal en Pologne, le mal à l’état pur". "Toute la campagne électorale du PiS repose sur l’hostilité à l’égard de Tusk, une propagande négative martelée par les militants et à la télévision publique, devenue depuis huit ans la branche médiatique du parti", constate Stanislaw Mocek, politologue et recteur de l’université Collegium Civitas. L’ancien président du Conseil européen (2014-2019) est dépeint comme un traître à la nation pour avoir conclu des accords gaziers avec la Russie. Il est aussi régulièrement décrit par ses adversaires comme le "larbin de l’Allemagne" pour sa bonne entente avec l’ex-chancelière Angela Merkel. Un sénateur du PiS, Jacek Bogucki, a même assimilé dans un tweet l’attitude de Tusk à celle d’Hitler dans leur façon de lever le bras face à une foule.
"Avec le temps, ce discours s’est révélé assez efficace, de nombreux Polonais croient au narratif du PiS, constate Anna Paczesniak, professeure au département des études européennes de l’université de Wroclaw. Mais Tusk joue aussi la carte de la polarisation et du duel avec Kaczynski à fond, ce qui fait de cette campagne la plus violente qu’on ait connue en trente ans." Tout en reprenant sa rhétorique anti-immigrés, il n’hésite pas à qualifier le PiS de "maléfique". Quant à son parti, il présente Kaczynski comme "une menace pour vos enfants, votre famille, votre santé et votre portefeuille."
Sur l’économie, Tusk mène une campagne plutôt habile, rompant avec l’orthodoxie budgétaire qui a conduit à la défaite de son camp en 2015. Il a proposé de voter dès cette année la revalorisation de l’allocation familiale, une promesse de campagne des conservateurs pour 2024. Il s’est également engagé à ne pas relever l’âge de départ à la retraite, abaissé par le PiS à 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes - Tusk l’avait monté à 67 ans en 2012, une mesure qui lui est encore beaucoup reprochée. Surtout, le sexagénaire assure qu’il libérera les 36 milliards d’euros du fonds post-Covid que l’Union européenne a accordé à Varsovie en se pliant aux exigences de Bruxelles. Voici plus de deux ans que le plan de relance polonais est au point mort, le gouvernement du PiS s’ingéniant à maintenir sa réforme controversée du système judiciaire, malgré les injonctions de la Cour de justice de l’UE.
Pour autant, rien n’est gagné pour Tusk. Il paraît peu probable que son parti de centre droit dépasse le PiS, même si l’écart se resserre dans les derniers sondages (30 % contre 34 % pour le PiS, selon l’institut Kantar). Mais le candidat libéral pourrait trouver un terrain d’entente avec deux autres formations, La Gauche et Troisième Voie (droite). Encore faut-il que celles-ci dépassent un seuil de 8 % de votes, sous peine de n’obtenir aucun siège à la Diète, la chambre basse du Parlement polonais. "Tusk, conscient qu’il ne devait pas leur prendre trop de voix, semble avoir conclu un pacte de non-agression avec eux ces dernières semaines", analyse Anna Paczesniak. La manifestation à Varsovie a donné le sentiment que la victoire de son camp était possible. Toute la Pologne retient à présent son souffle.
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